Nouvelle - Tranche de vie : "Ronde"
« Mais pourquoi j'ai pas de mec, moi ??? »
C'est la seule idée qui soit sortie de sa bouche quand son amie, qui venait à peine de rompre avec Ben, lui annonce qu'elle sort maintenant avec Jimmy. Elle se mord la langue, déjà désolée et s'intéresse aussitôt. « Il est comment ? » Amandine sort son smartphone et se connecte sur son profil Facebook. Juste avant la longue, longue liste d'amis trône le lien de son préféré, hier Ben, aujourd'hui Jimmy.
Elle le regarde et ne voit en ce nouvel amoureux qu'un clone de l'ancien. Ils sont tous faits sur le même modèle, se dit-elle en se gardant bien de prononcer ces mots. La mèche de cheveux balayée devant les yeux, le regard vague, les piercing. Encore un bien dans les normes.
Amandine l'observe.
« Tu le kiffes pas ?
- Si, si. Il est pas mal, vraiment.
- Ouais, ça rocks. »
Seulement elle n'ose imaginer le temps qu'il lui faudrait pour commencer à s'ennuyer avec lui. Elle les connait, les amis d'Amandine, elle a sincèrement essayé mais les « kikoo, lol », ce n'est pas vraiment son genre. Il arrive toujours ce moment fatidique où elle n'a rien à dire, où elle ne trouve rien de drôle, où elle ne sait plus ce qu'elle fait avec eux et où elle part. Amandine lui a dit que les autres, du coup, la trouvent prétentieuse, bizarre, trop intello.
Elle se regarde devant la glace. Non seulement elle passe pour une intello mais en plus elle est grosse. Elle se dit qu'il lui faut rentrer dans le moule pour réussir à vivre comme les autres. Ses amis, les vrais, elle les compte sur les doigts de sa main. Ils ont un style. Une est baba cool écolo tendance commerce équitable. Elle compte aussi deux geek et deux gamer puis aussi le fana de maths et... ah oui, le dingue de manga. Ceux-là, elle communique avec eux. Dessin, maths, manga, informatique, jeux. Quand sa mère oublie de couper l'Internet, elle peut passer des heures sur Ogame avec eux. Stratégie, préparation, calculs, attaques orchestrées de main de maître. Leur guilde est puissante et reconnue. Seulement voilà, depuis qu'elle a « déconné », sa mère et son beau-père coupent l'Internet à vingt-deux heures. Nul.
Comme quoi quand tu te fixes un plan, faut pas trop t'en éloigner. Depuis juin, depuis ce jour où un con au collège lui avait balancé ses kilos en trop à la figure, elle avait programmé son plan « normalité ».
Elle allait devenir une fille « normale ». Sa mère était un atout susceptible à tout moment de se transformer en obstacle. Dans ce cas, no soucy, elle fonctionne à l'affectif et à la culpabilité donc manipulable. Le temps qu'elle réalise, elle espère bien qu'elle aura suffisamment avancé dans son projet. Sa mère est amoureuse, du coup, moins derrière son cul. Tant mieux. Son père, sa vie amoureuse, ça peut pas être plus compliqué du coup, moins attentif aussi. Le top pour réaliser son projet.
D'abord les kilos. Ensuite les fringues. Les fringues, ce sera papa. Maman, elle est toujours raquée. Le piercing, maman. Plus facile à convaincre, plus rebelle au fond. Elle doit se trouver un style. Elle veut un mec, comme toutes les autres, y a pas de raison. Elle en a marre de ne vivre ça que par procuration, dans les livres ou à travers ses copines. Elle veut le frisson, l'amour, embrasser, tout.
Au lycée, depuis la rentrée, ça ne s'est pas arrangé. Elle se retrouve dans une classe quasiment pleine de jeunes cons. Ils viennent pour la plupart des bleds alentour. Elle ne les connait pas. Puis elle n'a pas trop envie non plus. Rien que les regards qu'ils lui jettent. Ça donne pas envie tout ça.
Depuis juin, elle s'est mise au régime. Petit à petit, elle a enlevé le sucré, le salé mais surtout le goût fumé. Parce que ça, elle n'arrive pas à résister. Et ça l'énerve quand sa mère revient des courses avec du saumon fumé. Elle l'énerve. Comment tu veux résister ? Elle a beau essayé de suggérer à sa mère qu'elle ferait bien de surveiller ce qu'elle mange, tu parles. Elle et son mec, c'est impensable, ils cuisinent sans arrêt. C'est comme un concours à celui qui fera péter le cœur de l'autre en lui cuisinant son dernier petit plat de la mort qui tue. En attendant, on bouffe comme quinze dans cette maison. Heureusement, la semaine chez son père, c'est différent. Lui, il ne cuisine pas. Le problème, c'est que ça ne suffit pas. Elle maigrit à peine. Le peu qu'elle mange chez son père ne compense pas le trop qu'elle bouffe chez sa mère. Puis ils s'aiment trop ces deux-là, toujours à s'embrasser, à se câliner. Pff... aucun respect pour les célibataires.
Petit à petit, la nourriture est devenu de la matière. Une espèce de matière qu'il faut mastiquer le plus possible : matière très bien mastiquée, matière très vite digérée. Quand elle bouffe, elle expulse le trop plein de matière dans les toilettes. Au lycée, elle ne mange plus. Trop facile, pas de surveillance au snack. Les kilos ont commencé à filer. Elle a gardé ses vêtements amples et personne n'a rien vu. Heureusement qu'elle a des grosses joues, rondes comme deux pommes, pommettes hautes. Elle les détestait, ses joues mais là, elle est bien contente, ça sert son projet.
Les yeux doux à son père et les soldes finies, la voilà rhabillée comme elle aime. Manteau noir long à gros boutons de marin, pulls noirs, jeans, dock martins. Elle est pas belle la vie ? Le piercing, comme prévu, sa mère a fini par convaincre son père et son arcade est maintenant percée. Tout s'est passé comme prévu jusqu'à Noël.
Seulement elle a déconné. À force de ne plus manger, les malaises ont commencé. À force de ne plus manger, le sommeil l'a quittée. À force de ne plus manger, ses amis se sont inquiétés. Tout le monde a appelé sa mère. Et là c'est le début de la fin. Elle la connait, sa mère, elle ne lâchera jamais le morceau.
Et ça a pété dans tous les sens, ça a explosé. Elle veut juste qu'on lui fiche la paix, qu'on la laisse tranquille, qu'ils arrêtent tous de se mêler de sa vie et surtout qu'ils arrêtent de dire qu'ils font tout ça, le psy, la surveillance, les contraintes, parce qu'ils l'aiment, parce que c'est leur devoir de parent.
Ils la gonflent. Ils la soulent. Si ils croient qu'elle changera d'objectif, ils se trompent. D'accord, elle a déconné. Elle a oublié son plan, son organisation. Elle a dérapé. Tout ça n'est qu'un accroc. Son plan, elle l'a restructuré. Elle simule juste un peu plus, un peu mieux.
Mais elle n'arrêtera pas. Elle veut une vie, pas juste l'idée d'une vie, une vraie vie, sa vie. Sa vie avec lui. Lui, ce sera le premier. Faut pas qu'elle traîne, il est en première. Elle a deux ans pour atteindre son objectif : sortir avec lui. C'est ce qu'elle veut et elle y arrivera.
Elle glisse son petit pc dans son sac à dos, prend son écharpe, son téléphone et part. Sa mère lui rappelle l'heure de retour. Elle s'étonne parce qu'aujourd'hui c'est dimanche et pourtant personne ne les a réveillé, la cloche du repas n'a pas sonné. Pas de sacro-saint repas dominical où tout le monde joue la comédie de la famille recomposée idéale. Existe pas, ça. Foutaises. Elle lit dans sa mère comme dans un livre ouvert. Elle sait qu'elle se retient, qu'elle fait des efforts mais ça aussi, ça l'énerve. Bizarre, elle ne lui a pas demandé pour les devoirs, ni parlé de ces muffins qu'elle doit préparer pour sa classe, demain. Elle y pense et puis oublie. Elle a rencart. Comment elle dit, Amandine ? Ah oui... ça rocks, c'est frais... qu'est-ce que c'est con comme expression.
Elle ferme la porte en souriant, respire un grand coup l'air frais et affronte la pluie sans y penser.
Texte écrit pour : Les Impromptus littéraires
Texte écrit par Ma Cocotte (et alors ?) le 13 février 2011, terminé à 16 h. 26.
Vous pouvez utiliser cette histoire à condition de mentionner le nom de son auteur, Ma Cocotte (et alors ?). Un lien vers mon blog sera le bienvenu. L'illustration est mon œuvre et vu la qualité médiocre de mes talents, ça m'étonnerait qu'elle vous intéresse. Néanmoins, elle est libre de droits :D