Nouvelle : Sa réticence

Publié le par Ma Cocotte


(Ill. Le 21e arcane : le Mat ou le Fou).


« On ne brise pas un mariage à cause d'une infidélité. C'est juste le signe que quelque chose d'autre ne va pas. »
Rob Reiner, Dialogue du film américain Quand Harry rencontre Sally.

« Ceux qui sont fidèles ne connaissent de l'amour que sa trivialité. » Oscar Wilde.

« A femme intelligente, il manque l'indéfinissable charme de la fragilité. » Oscar Wilde.

 

 

Anne rentre chez elle. La place de parking habituelle. La clé qui tourne. Le moteur qui se tait. Un bâillement discret. Enfin le silence, tout relatif. Quelques voitures ont le temps de passer… Ses pensées encore sont allées le rejoindre. Elle sait que c’est trop, trop souvent, tout le temps… Mais elle ne peut lutter. Toujours, la pensée de cet homme l’accompagne. Où qu’elle soit, quoi qu’elle fasse. Trop de distance les séparent. Trop de temps à attendre.

 

« Allez… dépêche-toi… ne va pas te mettre en retard. »

 

Elle sort du coffre son sac de voyage orange.

 

« Marrant, avant je détestais la couleur orange. »

 

Boîte aux lettres, relevés bancaires, facture… rien, toujours rien… Sa vie en pointillés, réglés par quelques minutes au téléphone. Cet espoir lancinant, douloureux.

 

Sur le trajet du retour, elle a réfléchi. Certes, elle aurait pu lui dire non. On peut toujours dire non. Il avait bien dit non, lui. Il avait pris la décision pour eux deux. Et puis, un jour, il est revenu. Certes, elle ne sait toujours pas pourquoi il est revenu vers elle. A quel point il veut revenir vers elle. Et certes, elle aurait pu refuser son retour dans sa vie. Au début, cette histoire impossible l’amusait, l’intriguait… leurs différences, leur complémentarité… tout s’intensifie avec l’éloignement…

 

Elle y pense encore en montant l’escalier. Ouvrir la porte, poser le sac. Appeler son amie Fanny pour la prévenir qu’elle serait peut-être un peu en retard.

 

« En retard ??? Pourquoi en retard, Anne ? Y a le temps !

- On ne devait pas se retrouver à 6 heures ?

- Nan, Anne, 8 heures.

- Ah… tant mieux alors, je vais pouvoir prendre un bain… à tout à l’heure. »

 

Elle y pense encore sous l’eau. Sa vie comme en suspens, comme ces trois petits points, points de suspension.

 

Elle attrape le drap de bain, s’y enroule.

 

« Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre ? Pas de jean… pff… bon, ma tenue d’officielle, tiens. Oui, pantalon noir, chemisier blanc cassé, croisé, avec la grosse épingle ornée de chaînettes et de perles qui tintinnabulent. »

 

Distraitement, comme par habitude, elle prend le dictionnaire, s’assied sur le rebord du lit. Regardant en face d’elle, elle croise son propre reflet dans le grand miroir. Regard froid, éteint. Le doute, toujours ce doute… Pourquoi ? A quel point ? Jusqu’où ?

 

Points de suspension : signe de ponctuation (…) indiquant que l’énoncé est interrompu pour une raison quelconque (convenance, émotion, réticence ; etc.)

 

Elle referme sèchement le dictionnaire. Cette manie aussi qu’elle a de toujours vérifier le sens des mots, de s’en imprégner.

 

Leur histoire est bien interrompue, oui. La raison en est-elle quelconque ? Convenance ? Oui, en effet, leur histoire est une atteinte aux convenances… Emotion ? Sans doute aussi… Difficile de partager quand l’un des deux est obsédé par ses « empêchements »… Réticence… Ah voilà qui est mieux.

 

Sa gorge se serre. Ira-t-elle lire le mot ? Non. Elle ne le fait pas.

 

Encore une heure avant de se rendre à cette soirée. Une heure. Et encore elle pense à lui. Sa voix l’autre matin, froide, coupante, dure. « Ah bon ? Et pourquoi ? Je vois pas pourquoi. »

 

S’éclater. Objet stupide du coup de froid soudain. Un mot. Juste un mot. S’éclater. Les doigts la brûlent. Vérifier ? Ne pas vérifier ?

 

S’éclater : familier. Se donner intensément à une activité en y prenant un très grand plaisir.

 

Son regard se fige sur la définition. Elle, c’est avec lui qu’elle ressent cela. Et cette histoire de cavalier. Mais quelle idée… C’est totalement suranné d’attribuer un cavalier aux invités…

 

Elle essaie de comprendre ce qui peut pousser cet homme à lui conseiller de s’éclater sans lui quand elle va à une soirée. Aurait-elle dû se taire ? Ne pas en parler ? Mentir ??? Non.

 

Un frisson hérisse sa nuque. S’habiller. Elle s’habille. Allume une cigarette. S’allonge. Regarde la fumée s’élever et s’évaporer.

 

S’éclater. Se sent-il obligé de le lui dire, sous-entendant ainsi qu’il n’a aucun droit sur elle, sur ses actes ? Pff… Nul n’a aucun droit sur ses actes. Elle a choisi d’accepter en toute connaissance de cause son retour.

 

Elle réfléchit. Qu’est-ce qui a changé ? Il est toujours aussi enfermé dans cette idée que ses «empêchements» lui interdisent toute vie. Toujours obsédé par la prudence. Elle n’a le droit ni d’envoyer de texto, ni de l’appeler. Jamais. Pas de mail, rien. Trop risqué. Cela attise encore son manque de lui, et c’est cette frustration qui la ramène toujours à lui.

 

Partout chez elle son ombre est présente, partout et toujours. Cette chambre, avec lui. La douche… lui. Le canapé, lui. La table de la cuisine, lui. La cuisine, lui. La voiture, lui. Même au travail… son bureau, lui.

 

Le nombre de fois où ses doigts ont écrit des texto puis ont refermé d’un coup sec le téléphone sans les envoyer… et les appels quand une idée, une pensée, un évènement lui donnent envie de partager.

 

Les heures passées à trouver un stratagème pour communiquer. La joie de lui transmettre son idée. Et là le silence, son hésitation, sa « réticence ». L’accès à l’Internet, pas facile. Communiquer par ce biais, dangereux. Elle l’entend dans son silence. Son hésitation, sa « réticence ». Oui, c’est le mot juste. Elle l’entend maintenant cette réticence.

 

Elle se rassoit, rattrape le dictionnaire, l’ouvre, cherche et trouve.

 

Réticence : du latin reticere, taire. Omission volontaire de quelque chose qu’on devrait ou pourrait dire. Attitude de quelqu’un qui hésite à dire sa pensée, à prendre une décision.

 

Un sourire amer, plutôt un rictus d’amertume, se dessine sur ses lèvres. Elle balance le dictionnaire au bout du lit.

 

C’est cela. Réticent. Que sait-elle de sa vie ? De ses émotions ? Pas grand-chose. Il dit parfois de façon détournée, lui semble-t-il. Mais si ce n’était là qu’illusion, une illusion qu’elle se fabrique et à laquelle elle veut croire de toutes ses forces.

 

Elle sait qu’il est attiré par elle, par une part d’elle ? Les conversations ? Seulement les conversations ? Un jour il lui a dit qu’elle faisait peur, impressionnante… Pourquoi ? Parce que quand elle donne, elle donne tout ?

 

L’heure tourne. Elle se rallonge et regarde le plafond. Cette soirée. C’est avec lui qu’elle voudrait y aller.

 

Jusqu’où serait-elle prête à aller avec lui ? Jusqu’au bout, elle le sait maintenant. Mais ce serait au prix d’un trop lourd sacrifice pour l’un d’eux. Lequel pourrait laisser ses enfants ? Sans parler de son « empêchement »… S’il n’y avait que l’épouse, ce serait différent.

 

Elle rit, maintenant. Comment savoir ? Elle se souvient de ce jour où elle consola une amie, lâchée par un homme marié. A cette époque, si on lui avait dit… Mais sa mémoire trop bien exercée à son goût lui ramène les paroles qu’elle prononça ce jour-là.

 

« Tu sais, un couple, c’est bien plus complexe qu’on le croit. On peut dire sincèrement un jour qu’on n’en peut plus, que l’autre nous fatigue. On peut aimer sincèrement une autre personne. Mais ce qui cimente le couple, ce qui le construit, et en premier les enfants, créent des liens si difficiles à trancher. Un foyer, c’est un refuge, même s’il est bancal. Dis-toi qu’il t’a aimée, que c’était une belle histoire mais n’espère rien. »

 

« Mais quelle conne… !!! »

 

Les mots à voix haute lui échappent.

 

Le doute. Comme toujours. Le doute de soi qui rejaillit sur l’autre. Le doute d’être à la hauteur, de mériter ce bonheur qu’elle n’a qu’à peine effleuré.

  

Elle lui a écrit, pourtant, deux fois. En revenant vers elle, il savait vers quoi il retournait. Ils s’accordent si bien. L’a-t-elle rêvé ou se l’est-elle imaginé ? Se ment-elle à elle-même ? Non, elle réfléchit et conclue que non. Il lui serait possible de trouver un homme aux environs si elle le voulait.

 

C’est sans entrain qu’elle se maquille, se parfume, vérifie sa silhouette, satisfaite d’avoir perdu ces trois kilos superflus.

 

La solitude ce soir lui pèse. Elle regarde par la fenêtre : autour, des maisons, des immeubles. Combien sont-elles à ce même moment à souffrir de la solitude, du manque de la présence de l’autre ? Combien ? De l’imaginer la rassure, la console mais ne résout rien.

 

Il faut partir, c’est l’heure.

 

Elle sourit au miroir mais ce sourire n’atteint pas ses yeux. Il reste froid. Elle a souvent froid. Et ses mains à lui sont si chaudes… Elle secoue la tête.

 

« Arrête, ça ne sert à rien. Arrête. Il ne prendra aucun risque, plus jamais. C’est de cela dont il a le plus peur, peut-être. Prendre un risque et se tromper, et tomber plus bas encore. Peut-être. Mais cela n’explique pas tout, non. »

 

Elle respire un grand coup, attrape son sac à main et s’en retourne affronter la vie.

(c) Coquecigrues-billevesées. Si vous souhaitez utiliser ce poème, contactez-moi par commentaire, merci (ou au moins citez mon blog :)).

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