Nouvelle : quai de la gare
Laisse le temps faire son œuvre, disait mon amie quand, après des jours et des jours à ruminer seule ce jour odieux entre tous, j'avais fini par me confier à elle. Agaçant. Énervant. Horripilant. Alors que chaque jour, la cicatrice au fer rouge revivait, ravivant en moi la douleur. Chaque jour je prenais le train. Chaque jour je descendais du train. Chaque jour je revivais ce jour-là, ce jour où jamais il ne vint.
Pour ne plus voir, ne plus entendre, pour que ma propre image de fille cherchant en vain dans la foule son amoureux disparaisse, je mettais la musique de mon mp3 à fond et je traversais en sourde, aveugle et muette, je traversais à pas rapides les quais, je grimpais quatre à quatre les escaliers afin de quitter au plus vite cette gare et m'engouffrer dans la première bouche du RER.
J'en avais tant rêvé de ce moment... j'avais imaginé tant de scénarii, illustré la scène, fait des raccords, mis une touche de romantisme. J'avais tant envié ces filles enamourées, vu leur coeur fondre de bonheur lors de retrouvailles amoureuses, sur ce quai, celui-là même où je posais les pieds chaque jour. Mais ce jour-là, je me suis retrouvée seule sur le quai. Il n'est pas venu.
Ce n'était pas juste. Non. Y avait-il une fatalité, une prédestination au ratage ? Devrai-je chaque jour vivre et revivre ce moment de perdition où l'on comprend enfin que l'on attend pour rien, seule, sur le quai vide... Non. Non. Je l'ai tant désiré, j'ai tant voulu cet instant qu'il me le faut. Fini le rase murs, fini de s'enfermer dans la musique, fini les oeillères, le pas rapide et les angoisses. Demain... je fais en sorte que ce quai de gare devienne un lieu de sourires et de réjouissances.
La quai portait son lot d'êtres humains pressés, affairés. Les wagons vomissaient les hommes et les femmes par poignées. Ils s'agglutinaient dans un flot serré puis, petit à petit, les flots s'espaçaient, les uns quittaient l'ensemble pour un escalator, les autres pour un couloir de métro... Enfin, le quai n'appartenait plus qu'à moi. Moi, j'aime les gares. J'aime les gens. Je passe prendre un café ici quasiment tous les jours tout en consultant les offres d'emploi. Je m'assois sur ce banc, là, au bout du quai. Je sirote mon café et j'observe. Il y a les « Quotidiens » et les « Occasionnels ». Parmi eux, j'ai des chouchous. Parfois, je grogne car je n'arrive pas à tous les voir, la foule les dérobant à mes regards. J'observe et j'imagine, leurs vies, leurs joies, leurs petits bonheurs. Depuis quelques jours, j'ai repéré une femme... une femme qui tout à coup est devenue insensée, fantasque. Une femme à contre-courant. D'ailleurs, ce matin, c'est ce qu'elle a fait. Elle est descendu du premier wagon et au lieu de rejoindre directement le couloir souterrain, elle a remonté la foule, bousculant, s'excusant, souriant. La foule la stoppait dans son élan, elle titubait mais résistait... je crois bien que je n'avais jamais vu ça sur mon quai. Ce fut une belle journée que celle-là. Enfin un être humain, dans un geste symbolique, semblait s'opposer à la routine, au quotidien, à la fatalité de nos jours réglés comme une symphonie : un arpège de voyage en commun, quelques notes de professionnalisme et des trilles de corvées quotidiennes. Inutile de vous dire qu'elle est ma préférée de l'instant.
Ca y est. Je l'ai fait. Hier j'ai dit non. J'ai fait face au flot de voyageurs et j'ai remonté tout le quai comme pour rejoindre la dernier wagon. Sûr qu'après j'ai dû courir et rattraper le retard sur l'horaire habituel mais quelle sensation de liberté, quelle densité dans mon coeur, dans mon corps. « Pardon... excusez-moi... » Je les ai regardé droit dans les yeux. Je leur ai souri. Ils étaient surpris, parfois contrariés, rarement polis, jamais attentionnés. Ils se dépêchaient et j'étais l'obstacle imprévu dérangeant la mécanique bien huilée de leur quotidien. J'ai adoré. Adoré être le grain de sel. Aujourd'hui, j'avais bien préparé mon coup. D'ailleurs, j'ai réorganisé tout mon planning de travail pour arriver plus tard tant j'ai pris de plaisir à braver cette foule compacte et homogène, à briser le flot en deux rivières, chacune s'écoulant le long de mon corps. J'en ai croisé des regards... je ne suis plus cette femme anonyme, qui reste là, immobile, désemparée, à attendre un homme qui ne viendra jamais. Ce matin, nouveau jour, nouvel artifice, me voilà à jouer les maladroites. Au beau milieu du flot des voyageurs, j'ai fait tomber mon cartable – laissé ouvert, évidemment – et tout plein de papiers se sont répandus sur le sol. Au moment de m'accroupir, une angoisse m'a étreint les entrailles : et s'ils m'écrasaient... Mais non, quelques personnes, hommes et femmes, m'ont aidée. Nouveaux regards, nouvelles paroles échangées à la va vite. « Vous pouviez pas faire attention... ??? »
Alors là... elle vaut le détour, celle-là. Une fois, je veux bien que ce soit de la maladresse... mais deux ??? Mais c'est qu'elle se marre, la coquine ! C'est délibéré ! Elle l'a fait exprès ! Tiens, ça faisait longtemps que je n'avais pas ri sur mon banc, longtemps que mon quai préféré ne m'avait autant diverti. Ah, voilà mon chouchou au trench coat. Va-t-il l'aider ? Ah oui... m'étonne pas, c'est un gentil. J'ai bien vu comme il la regardait hier quand elle a fendu la foule à l'envers. Il n'a pas cessé de marcher mais il se retournait pour la regarder.
Mais quel pied ! L'angoisse et la joie pure. La tête de certains !!! Non mais fallait voir. Le pire, ce sont les femmes, quasiment pas une pour m'aider à ramasser mes paperasses. Bon, programme de la journée : préparer mon heure de quai de demain.
Ce matin, je me suis installé plus tôt sur mon banc. J'attends avec impatience ma chouchoute extravertie. Je me pose plein de questions sur elle. Pourquoi fait-elle tout cela ? Qu'a-t-elle à prouver aux yeux du monde... ? Ah !!!!!!!! La voilà... Mais... Mince j'espère qu'elle ne va pas faire un malaise...
La nuit dernière, je n'ai pas dormi exprès. J'ai bu des litres de café. Oh vous verriez ma tête. Ce matin, je joue mon heure de quai à la vaporeuse, style la dame toute fragile qui est sur le point de tomber dans les pommes. Je marche tout doucement et en zigzag, me tenant la tête, bousculant les gens...
Non, mais je rêve... encore une mise en scène ? Là, elle va un peu loin. Si c'est de la comédie, elle va se faire attraper à son propre piège. Y a fatalement quelqu'un de la surveillance qui va la voir sur les caméras et alerter les secours. Du coup, sûr, elle va attirer l'attention... tiens, regarde. Ça ne loupe pas. Celle-là, elle a tout de la femme mère de bonne famille, limite dame patronnesse à grosses bagouzes... Ben oui, elle alerte les secours.
« Non, Madame... ça va aller... pas besoin... c'est juste un petit étourdissement... » Mais dans quelle merde je me suis mise, moi... Mais non, n'appelle pas les secours. Je vais pas faire illusion longtemps, moi.
Houla, mais ma chouchoute est en vraie mauvaise posture... Allez, soyons bon prince et allons sauver celle qui m'a si bien diverti.
« Chérie........ !!!! Je suis là, ne t'inquiète pas, je suis venu dès que tu m'as appelé. Non, non, Madame, ne vous inquiétez pas, je m'occupe de tout. Elle fait un peu d'hypotension, c'est rien... Allez viens, chérie, on rentre... mais d'abord on va faire une petite pause, sur le banc, là-bas... ça va aller ? Accroche-toi à moi, chérie... »
Je l'entends. Je le vois. Je ne comprends rien. Sidérée, je réalise quand même qu'il me sauve la mise, là. Incroyable, je suis en train de suivre un inconnu sur un quai... qui m'appelle chérie... Je voulais tant que quelqu'un m'attende sur le quai de la gare...
La source d'inspiration de cette petite nouvelle est ICI , un très beau texte de bibz sur Voldemag
Ce texte participe aux Impromptus littéraires, enfin c'est pas sûr : par étourderie, j'ai oublié que la consigne était d'employer « artifice » au pluriel. Gasp.
Illustration ICI.